Des sonneurs de cloches : Antoine Tissanié et Jacques Simard

Paragraphe

 

« le silence absolu des cloches avait jeté trop d’effroi et trop déconcerté les habitudes de toute la contrée accoutumée à les entendre retentir ».                                                     E. Veuclin

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L’église de Saint-Médard (L. et G.)

        En remontant notre arbre généalogique sur neuf ou dix générations parmi les ascendants de Georgette Tissanié  nous rencontrons le nommé Jacques Simard, un habitant la paroisse de Saint-Médard dans le pays agenais (1). Il avait la particularité d’être le  « campanié » de son village  entre 1690 et 1710. Autrement dit,  il était le sonneur de cloches attitré de l’église.                                                                                                                     Quelques décennies plus tard et non loin de là, Antoine Tissanié du hameau de Vidalot et deux de ses fils ont aussi tiré sur les cordes dans les deux églises de leur paroisse de Mazères, près de Port-Sainte-Marie. C’était entre 1778 et 1783. Mais contrairement à Jacques Simard dans le cas  précédent, aucun d’eux ne fut sonneur attitré : le service des cloches de leur église n’était pas l’apanage d’un seul sonneur; c’était une charge répartie sur toute la communauté villageoise (2).                                                                                                                                                                                                                                           °    °    °                                                  

         Bien entendu,  ni  Jacques Simard ni Antoine Tissanié n’ont laissé de témoignages écrits et leur souvenir s’est estompé depuis longtemps.  Seuls  les registres de leur paroisse rappellent encore leur existence.  On y découvre ainsi  leur présence fréquente aux diverses cérémonies religieuses villageoises : ils y sont souvent cités comme témoins et il y est parfois fait référence à leur fonction de « sonneur de cloches« . Donc faute d’archives précises à leur sujet, celles qui traitent de leurs homologues dans les autres paroisses permettent de mieux connaître le rôle « essentiel » du sonneur dans le monde rural du XVIII° siècle.

        A vrai dire, dans la paroisse de Saint-Médard comme dans beaucoup de petits villages, la fonction de sonneur se cumulait avec une ou plusieurs autres activités et souvent  le sonneur faisait office de sacristain/sonneur. Alors, non content d’assurer le service des cloches, il participait au fonctionnement régulier de la paroisse, depuis l’entretien et la garde de l’église comme du clocher jusqu’à la préparation et le service des différents offices.  La manipulation des différents objets du culte (missel, vases sacrés,…) n’était pas anodine pour le prestige personnel du sacristain !                                                Il pouvait aussi être désigné comme  chantre de la paroisse s’il possédait quelques aptitudes au chant et quelques connaissances musicales : il est peu probable que Jacques Simard et Antoine Tissanié possédaient celles-ci (bien que le premier cité sache signer) . Au mieux, le sacristain/sonneur se posait donc comme l’auxiliaire indispensable et l’homme de confiance du curé. Sinon, il n’assumait que la fonction de sonneur comme à Mazères ; cela lui permettait de continuer à pratiquer son métier et lui assurait un complément de ressources appréciable .

© Catherine BONHOMME (clochers.org)

L’église de Mazères (L & G) © Catherine BONHOMME (clochers.org)

           De par ses activités, le sonneur s’exposait au jugement critique de ses concitoyens : on évaluait la qualité de ses services, la ponctualité des sonneries, leur « qualité technique et artistique », sa discrétion, le montant de ses tarifs …. sa tempérance aussi. En général, ses services lui valaient l’estime et la reconnaissance de ses concitoyens. Ceux-ci avaient ainsi régulièrement l’occasion de lui prouver leur satisfaction au moyen des rétributions ou gratifications qui assuraient de façon plus ou moins importantes ses moyens d’existence, surtout lorsqu’il cumulait plusieurs fonctions.                                         .                                                                                                                                   Sous l’Ancien Régime, le sonneur était choisi et recruté par le curé (les candidats étaient généralement nombreux ). Il était rétribué selon les usages locaux : soit par la communauté villageoise toute entière au moyen de quêtes annuelles dans chaque foyer, soit par une taxation en nature (blé, maïs, vin …)   soit encore selon un « tarif des prestations » en fonction de la cérémonie et des moyens utilisés (de la grosse cloche sonnant à la volée à la petite cloche tintée, selon le nombre de cierges allumés, etc ). Alors, selon que vous étiez puissant ou misérable….(vous connaissez la suite !),  votre mariage ou vos funérailles n’avaient pas le même volume sonore et frappaient plus ou moins les esprits et les oreilles …  Question de tarif  ! 

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             Bon ! vous pouvez me dire que ce n’est pas fracassant comme découverte !         Pourtant, j’aimerais compléter cet aperçu succinct de l’activité des sonneurs de Saint-Médard ou de Mazères par le rappel de ce qu’était l’environnement sonore des habitants dans les campagnes à cette époque. Et pas seulement dans le pays agenais !

           Ainsi, pensons aux habitants de nos deux villages qui ne rassemblaient guère plus de trois ou quatre centaines d’habitants chacun. Qu’entendaient-ils au long des jours et des semaines ?  Rien … ou presque !  Car ces temps ignoraient le bruit et en particulier celui des machines de toutes sortes. Dans la région, l’activité principale était consacrée aux soins des cultures agricoles, occupation réputée calme et peu bruyante ! Rien ou peu de choses ne troublait donc le silence habituel  du village ou du hameau : ni forge  ni route avec les passages d’attelages grinçants ou brinquebalants ! Seuls les cliquetis des métiers à tisser… et les sonneries répétées des cloches durant la journée !  Car si  «  l’ouïe ne percevait que des bruits fragmentés et discontinus, aucun de ceux-ci ne pouvait s’opposer véritablement à la voix du clocher » (3).

 Pourtant, la population «  aime être sporadiquement assourdie. Le charivari, le brusque tintamarre, … sont d’autant mieux appréciés qu’ils viennent rompre un habituel silence. »  En réalité, seuls le bruit du canon ou le fracas de la foudre peuvent concurrencer l’impérialisme sonore des cloches ! Et particulièrement lorsqu’elles sonnent à la volée !

Longtemps, les clochers firent la fierté des villes et des villages aussi bien par le nombre des cloches et la qualité de leur timbre que par la compétence des sonneurs. D’ailleurs, la population ne manquait jamais de montrer son attachement à ses cloches et à son clocher : ne parle-t-on pas encore de «  l’esprit de clocher  » ?  C’est pourquoi la passion emportait rapidement la population lors de toute tentative pour modifier un tant soit peu leur usage. Les archives de l’époque accumulent les pièces officielles sur les querelles et les affrontements aux quatre coins du royaume à propos des cloches et de leur utilisation. Ne parlons pas des émeutes et obstructions de toutes sortes lorsque nos révolutionnaires voulurent imposer leur enlèvement pour les fondre ou tout simplement pour les faire taire !

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               Mais revenons à nos habitants de Saint Médard et de Vidalot. Ils possédaient dans leurs clochers le moyen de communication « de masse » de leur époque.  En effet, « à la cloche d’annoncer les événements concernant la communauté, qu’ils soient civils ou religieux. »  (4)  …

Mais tout de suite surgit un problème : pour comprendre ces annonces, il fallait connaître le langage des cloches et les codes locaux de leur emploi. Le plus souvent, tout cela variait d’une région à l’autre, d’un fief à l’autre quand ce n’était pas d’une paroisse à l’autre;  rien n’était uniforme, « normalisé »  dirait-on aujourd’hui. Et pourtant bien des règlements furent promulgués dans ce sens au cours des siècles : règlements épiscopaux sous l’Ancien Régime, municipaux et départementaux lorsque les sonneries devinrent autant civiles que religieuses. Mais en vain : les usages locaux finissaient toujours par prendre le dessus. Ainsi, de nombreux clochers « parlaient » souvent  un langage incompréhensible à ceux qui n’étaient pas de la région.

Alors que disait  « la voix du clocher  » à l’époque de Jacques Simard ou d’Antoine Tissanié, et aux autres habitants de Saint-Médard et de Vidalot ?  Si les sonneries étaient le plus souvent consacrées à  rythmer la vie religieuse du village, on pouvait entendre aussi quelques sonneries « utilitaires » selon le bon vouloir de l’autorité ecclésiastique.  » Jusqu’à une époque assez récente, l’Homme ne connaissait d’autre moyen de communication de masse que la cloche … du fait de la portée de sa voix » (4)

  • Tout d’abord les cloches rythmaient le quotidien des habitants selon le cycle solaire  en indiquant les moments importants de la journée. En l’absence d’horloge, la grosse cloche tintait donc les « points du jour » aux premières et dernières lueurs de la journée mais aussi à la méridienne du soleil. Cela correspondait souvent au début et à la fin de la journée de travail, en particulier à la période des travaux des champs. Elles ne devaient pas être confondues avec les sonneries des angélus qui correspondaient à un temps de prière et qui pouvaient aussi servir de repères dans la vie quotidienne des habitants (avertir du couvre-feu, par exemple).                                                                                                                         
  •  Outre l’appel aux offices religieux, la cloche était aussi utilisée pour l’annonce des « rites de passage » (baptême, mariage, funérailles) concernant un membre de la communauté. C’étaient les ancêtres du faire-part d’aujourd’hui, du carnet mondain de notre journal, de la rubrique nécrologique . Des sonneries, comme celles de l’agonie ou celle du trépas étaient souvent différenciées pour permettre l’identification de la personne concernée : homme ou femme, nouveau-né ou vieillard, son rang social …. A leur écoute, « on sent palpiter les ambitions, suinter la soif de reconnaissance, pointer le souci du capital d’honneur, individuel et familial » (5). Alors l‘art du sonneur fier de son savoir-faire s’exprimait par les volées sonores ou le tintement répété de ses cloches. Car c’était à lui de traduire les sentiments de liesse ou de tristesse de certains paroissiens  et de les faire partager à toute la communauté.                                                                                                
  •  Enfin la cloche avait le devoir incontesté de mettre en garde ou d’alarmer la population de toutes les situations de danger. Si elle devait signaler l’hypothétique irruption ennemie elle servait surtout à prévenir de toutes les menaces pour la survie des habitants : le feu, l’inondation. les calamités ou les catastrophes naturelles. Ainsi, ce fut le cas jusqu’au XIX° siècle des orages et des gelées que la croyance populaire affirmait être détournés par la sonnerie des cloches. Ce fut sans aucun doute le cas lors des fréquentes crues de la Garonne. Le plus souvent, le sonneur utilisait alors la petite cloche car l’alarme devait être précipitée et discontinue : « elle engage à l’empressement, elle jette l’inquiétude… elle fait battre le coeur » (3).  Ainsi, l’appel était vite répercuté entre clochers pour appeler à l’entraide entre individus et communautés villageoises.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   °    °    °                                                                                                                                                                                                                                                     Dans les années précédant la Révolution, ce rôle utilitaire des cloches s’était généralisé (6) créant encore plus de querelles au sein de la population :  celles survenant  entre le sonneur de la mairie et celui de la paroisse pour le partage du clocher n’étaient pas les moins épiques !  Il fallut attendre le courant du XX° siècle pour que d’autres moyens remplacent les sonneries des cloches dans leur rôle de moyen de diffusion générale . Les sirènes et l’électrification des clochers eurent raison des sonneurs et aujourd’hui nous ne prêtons qu’une oreille distraite à un langage de moins et moins audible et très souvent déshumanisé . . . quand il n’est pas interdit dans l’espace sonore.                                                                                                                                                                            Je ne terminerai pas sans vous signaler  » le cas exemplaire de Mirwart, où les cloches sont encore sonnées quotidiennement à la main par une dame âgée de 84 ans !  En l’absence d’un appareil à copter les cloches, elle tire la corde de façon à ce que le battant de la grosse cloche rebondisse un coup sur la cloche, récite le premier verset de la prière, tire à nouveau la corde pour le deuxième coup, récite le 2e verset, et ainsi de suite pour accomplir les trois fois trois coups. Juste après le dernier coup de la série, elle récite un « Ave Maria » puis actionne la volée, toujours à la grosse cloche « . (7)                                                                                                                                          

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NOTES.

1) – les trois paroisses de Puymasson, Saint-Médard et Clermont-Dessous formèrent en 1790 l’actuelle commune de Clermont-Dessous, dans le Lot-et-Garonne, à quelques kilomètres de Port-Sainte-Marie.                                                                                                                             2) – Vous avez remarqué que sur le clocheton de l’église de Mazères, il n’y a la place que pour une seule cloche. Il n’y avait donc nul besoin d’un spécialiste de l’art campanaire pour activer le clocher. Un paroissien désigné à cet effet y suffisait . Car dans certains villages où il n’existait pas de confrérie, chaque famille désignait annuellement un de ses membres mis à contribution à l’occasion des cérémonies religieuses ordinaires ou exceptionnelles, jusqu’aux cérémonies considérées aujourd’hui comme relevant de la sphère privée : les baptêmes, les mariages, et surtout les obsèques. La sonnerie de la cloche était alors à la charge d’un « sonneur » désigné pour l’occasion  mais sans garantie sur  la qualité de la sonnerie. Mais pourvu que l’instrument soit préservé …                                                                                                                                3 ) – Alain Corbin, op. cit., p. 165                                                                                                                                                                                                                                                              4 ) – E. Sutter, op. cit., p. 3                                                                                                                                                                                                                                                                        5 )– nous avons vu précédemment que certaines cérémonies étaient l’occasion de sonneries  « d’orgueil »,  souvent mal jugées . Par contre, il existait aussi les sonneries « de dérision« , véritable humiliation sonore pour la famille et parfois réservées à ceux qui avaient quelque litige avec la paroisse ou avec le sonneur au sujet de sa rétribution ! Enfin, pour certains, rien n’était plus redoutable que «  le silence des cloches » imposé par le curé à ceux qui vivaient « dans le scandale » . Ils se voyaient refuser la cloche ou même toutes les cérémonies religieuses (les adeptes de la religion réformée, par exemple).                                                                                                                                                                                                                                     6 ) – En 1773, certains  clochers avaient le privilège d’annoncer les réjouissances publiques, l’ouverture des foires, des marchés, la retraite pour les soldats… (extrait de « quelques notes inédites sur les cloches de Bernay » par E.Veuclin 1888.). En certains endroits, même l’arrivée du percepteur dans sa tournée était l’objet d’une sonnerie !                                                               7 ) – Th. Boudart – op. cité

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    Sources bibliographiques :     

• AD 47 – Registre paroissial Clermont-Dessous -Saint-Médard 1695-1710 – vue 95 et suiv.

•  Eric Sutter : « Code et langage des sonneries de cloches en Occident » – nov 2006 – BNF/ Gallica – p. 3 à 17 –                                                                                                 http://campanologie.free.fr/pdf/Code_et_langage_des_cloches.pdf                                                                                                                                                                                                                                          • Alain Corbin :  » les cloches de la Terre » – 1994 – Flammarion (coll. Champs).

• Thibaut  Boudart « les sonneries de cloches anciennes et modernes » – Gallica                            http://tchorski.morkitu.org/15/sonneries.pdf

A propos J-L.P.

Amateur en généalogie et soucieux de conserver la mémoire de mes ancêtres, je satisfais en même temps mon intérêt pour la "petite" histoire.
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