Il était très inhabituel de se marier en plein hiver quand on vivait au 18° siècle dans les montagnes d’Auvergne et surtout lorsque l’éloignement des futurs époux compliquait l’entreprise. Cela passait alors pour un défi au bon sens et pouvait devenir franchement dangereux (1). Pourtant, en 1768, cette véritable « aventure » fut tentée et réussie par notre ancêtre Pierre Chabaud qui partit épouser sa promise loin de son village natal. A vrai dire, ce défi présentait quelques contreparties suffisamment intéressantes pour être tenté …. Avec un brin d’imagination et les données trouvées dans les registres paroissiaux comme dans les travaux d’historiens régionaux, évoquons donc la préparation de ce mariage qui permit l’implantation de notre branche Chabaud à Compains.
Un mariage conforme à la coutume d’Auvergne…
… où l’on constate que ce ne fut pas qu’une question sentimentale.
L’union de Pierre Chabaud avec Marie Juillard eut donc lieu à Compains le jeudi 28 janvier 1768. Le marié, âgé d’une trentaine d’années, vivait à St Genés-Champespe (2) où ses parents – Jacques Chabaud et Anne Juillard – avaient été cultivateurs au lieu-dit Coussounoux. Ils étaient décédés quelques années avant le mariage de leur fils et c’est l’aîné des enfants – Etienne – qui selon la Coutume d’Auvergne avait été désigné comme bénéficiaire du patrimoine parental (3)(4). C’est ainsi que Pierre, ses frères et leur sœur furent amenés à quitter la ferme de Coussounoux pour s’établir chacun de leur côté. Le hasard, les circonstances, les liens familiaux les amenèrent à s’installer pour la plupart à Compains ou dans les environs
La future épouse de Pierre était Marie Juillard, habitant justement Compains où elle est née en 1744 (un 24 mai !). C’était la fille de Pierre Juillard et d’Antoinette Verdier, cultivateurs de ce bourg guère plus grand que Saint-Genès-Champespe. On ne sait si elle était apparentée avec Anne Julliard, la mère de son futur époux. C’est possible, d’autant plus que les Juillard comme les Chabaud étaient nombreux dans toutes les montagnes auvergnates. Mais les archives disponibles ne permettent pas vraiment de le savoir.
Or la future mariée se trouvait être l’ainée d’une fratrie très touchée par la mortalité infantile qui ne laissa survivre que trois frères beaucoup plus jeunes qu’elle. Le père de Marie avait conscience du risque que cela représentait pour la pérennité de son exploitation et celle de sa famille car son état de santé ne lui permettait plus d’exploiter son bien et, peut-être, eut-il le pressentiment de sa fin prochaine ? Selon la Coutume d’Auvergne, dans des cas semblables de nombreux parents instituaient alors comme héritier le garçon qui acceptait de se « faire gendre » en épousant leur fille aînée (5) et en apportant sa force de travail et souvent … un petit pécule. C’est ainsi que Pierre Chabaud fut “choisi” pour épouser la fille de Pierre Julliard et lui succéder à la tête de l’exploitation de Compains.
Une telle “transaction” était souvent consignée dans un acte notarié qui donnait avec force détails les conditions matérielles d’établissement des époux (en d’autres termes: « qui fournissait quoi ? »). Mais ces dispositions organisaient en même temps le maintien des parents sous le toit commun avec les jeunes mariés désormais en charge de la bonne marche de la ferme. Le contrat ainsi conclu était souvent très précis et pouvait aller de la place attribuée au coin de la cheminée jusqu’à la qualité et la quantité de nourriture, de bois de chauffage et le nombre de pièces de vêtement à fournir aux anciens jusqu’à leurs décès …
Malheureusement, les parents de Marie ne profitèrent pas longtemps de telles clauses protectrices.! Pierre Julliard mourut en 1769, une année après le mariage de sa fille et héritière. Quant à Antoinette Verdier, la mère de Marie, elle est décédée en 1771 (6).
Un mariage en forme d’expédition … polaire.
Les conditions du contrat étant arrêtées, il ne restait plus au futur marié qu’à rejoindre sa promise, ses beaux-parents et un avenir prometteur de propriétaire et de chef de famille ! Pour rejoindre Compains il n’y avait pas de “route” mais des chemins et sentiers peu praticables qui sillonnaient le plateau de l’Artense et le Cézallier. “Quand, ruinés par les intempéries, les chemins ne ressemblaient plus qu’à des sentes caillouteuses, on abandonnait les charrettes qu’on remplaçait par des animaux de bât. Au pire, on transportait à dos d’homme.” (7)
A priori il n’y avait rien d’insurmontable pour de solides montagnards… sauf que l’on était au mois de janvier et “d’évidence, on évitait de se déplacer durant la mauvaise saison, moment de léthargie générale en pays de montagne soumis à de fortes intempéries.” (7). Et même si la chronique nous indique que l’hiver fut froid mais qu’il “ne fut pas long et ne présenta pas beaucoup de neige. » (sic!) (8), un long déplacement en cette saison exposait les plus intrépides à des risques aussi nombreux que variés.
Essayons d’imaginer le périple :
D’abord il n’était pas envisageable de s’aventurer seul. A cette occasion, Pierre était accompagné de ses futurs témoins, son frère Estienne et un neveu. Mais peut-être aussi d’autres proches parents ou amis. Muni de l’autorisation de mariage signée de son curé et sans laquelle la cérémonie n’était pas possible (9), ayant chargé le nécessaire pour le voyage et la cérémonie sur un ou deux mulets, le groupe se lança au cœur de l’immensité neigeuse du plateau où les vents soufflent en permanence et amoncellent la neige en congères difficiles à franchir. Difficile aussi la traversée des nombreux ruisseaux et les longs détours pour éviter les zones humides et les tourbières invisibles sous la neige. Après une douzaine de kilomètres, l’arrivée à Egliseneuve marquait la fin de la première étape car il n’était pas envisageable d’affronter la partie la plus accidentée du voyage dans la nuit obscure. Le groupe fit donc une halte pour se réchauffer et passer une nuit réparatrice, sans doute chez quelque parent ou ami.
Le lendemain, pour suivre le sentier muletier en direction de Compains, le petit groupe dut affronter au départ une dénivelée importante pour atteindre la ligne de crête à 1100 m d’altitude.. L’ascension fut d’autant plus difficile que nos voyageurs n’avaient comme seuls « équipements » pour se prémunir du froid que des souliers agrémentés de guêtres de fabrication locale et une pelisse en laine de mouton recouvrant plusieurs couches de vêtements.
Si on ignore précisément le parcours de cette seconde étape, on comprend vite en regardant la carte que le relief se révélait plus accidenté que la veille. Quel que soit l’itinéraire finalement choisi, il leur fallut parcourir une vingtaine de kilomètres de montées et descentes plus ou moins raides et enneigées pour arriver à destination. Seuls quelques bois permettaient de s’abriter du vent en cours de route ! Faute d’itinéraire direct, le chemin le plus sécurisant passait près de quelques hameaux (Redondel, Espinchal, La Godivelle) et permettait la traversée d’une délicate zone de tourbières avant de descendre vers Compains via le hameau de Brion et la montagne de Barbesèche. Ce parcours représentait au bas mot une dizaine d’heures d’efforts et de dépense physique dans des conditions climatiques agressives et dangereuses. On imagine donc la joie et le soulagement de tous à l’arrivée à Compains (10).
Ce pénible voyage n’empêcha pas Pierre de se diriger dès le lendemain vers l’église voisine pour épouser Marie Juillard et pouvoir prendre possession de la ferme de son beau-père (11) . Les années suivantes apportèrent au couple trois enfants dont un garçon qui prit la succession de son père et fixa pour longtemps notre branche familiale à Compains .
Pierre et son épouse Marie Julliard sont décédés à une semaine d’intervalle à Compains en septembre et octobre 1804.(12).
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Pour se repérer dans notre branche Chabaud de Compains :
Jacques CHABAUD (1674- …) marié à Anne JULLIARD (1678-1764)
Pierre CHABAUD (~1734 – 1804) marié à Marie JULLIARD (1744 – 1804)
Pierre CHABAUD (1783 – 1829) marié à Antoinette GIRON (~ 1777 – 1843)
Pierre CHABAUD (1801-1867) marié à Françoise TARTIERE (1806-1855)
Louis CHABAUD (1839-1919) marié à Marie DUMERGUE (1838-1915)
Lucie CHABAUD (1882-1968) marié à Joseph POPINEAU (1876-1950)
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(1) “ A Pâques on marie les ânes, à la Saint-Jean les bons enfants “ (proverbe auvergnat ?) .
(2) Village d’environ 700 habitants au 18°siècle (250 aujourd’hui ) sur le plateau de l’Artense, à la limite du Cantal et du Puy-de-Dôme. Le lieu-dit Coussounoux se situait à 1,5 km à l’ouest du village de Saint-Genès-Champespe .
(3) “ l‘Auvergne fait partie de ce groupe de provinces, très minoritaires en France, qui appliquent le système du partage inégalitaire entre héritiers et privilégient généralement l’héritier unique ». Ce sont généralement les fils, et plus spécifiquement les aînés, qui en profitent. Ils assurent ainsi le maintien de l’oustau, c’est-à-dire la maison paternelle.” – Stéphane Gomis – “les fraternités de prêtres en France sous l’Ancien régime” – Presses universitaires de Rennes – p 145-155 –
(4) – Structures familiales et coutumes d’héritage en France au XVIe siècle : système de la coutume [article] – Emmanuel Le Roy Ladurie – Annales Année 1972 27-4-5 pp. 825-846
(5) – « Aspect de l’émigration … en Auvergne au XVIII° s » – Revue d’histoire moderne et contemporaine – t. IX (1° trim 1962) – P.U.F – p 32
» lors de son mariage, l’usage dans les familles y est d’instituer par contrat comme héritier universel l’un des enfants, garçon ou fille, en stipulant qu’il sera tenu de dédommager sur les biens successifs de ses parents – les instituants – ses frères et soeurs pour des sommes dûment mentionnées dans l’acte et dites « constitution de légitimes ». Le fils ou le gendre ainsi gratifié demeure avec les instituants (ses parents) auquel il est amené à succéder, Il travaille avec eux et assurera l’exploitation après eux. A une époque où on vieillit vite et où les domestiques sont rares et onéreux, on comprend dès lors qu’il soit essentiel pour les exploitants de s’assurer un appui au cas où leurs fils naturels leur refuseraient et préféreraient les chemins de l’émigration temporaire. «
(6) – décédée en 1771 à 45 ans, elle avait eu huit enfants.
(7) ‘Compains, histoire d’un village du Cézallier” – A-M Boyer-Gouédard – http://www.compains-cezallier.com/
(8) – l’hiver 1767-1768 présente une température moyenne parmi les plus basses entre 1758 et 1778 (-0.6° de température hivernale moyenne).ref = http://la.climatologie.free.fr/nao/NAO.htm#negatif
(9) – l’autorisation de mariage est datée du 25 janvier et le mariage a eu lieu le 28 à Compains,
(10) – Aujourd’hui, un guide propose de faire en 05h15 une randonnée équivalente à cette deuxième étape……mais en été et sur un sentier aménagé et balisé. Aujourd’hui, Egliseneuve est une petite station de sports d’hiver et propose des randonnées en raquettes.
(11) – la ferme était située à la sortie (Est) du village sur l’ancien chemin de La Ronzière (aujourd’hui RD 26).
(12) – << dès la fin de l’été, les maladies épidémiques s’étendent pour atteindre leur point culminant en automne et il est bien certains que les médecins et l’opinion populaire, en les attribuant aux brouillards et “vapeurs méphitiques” exhalées par les marais stagnants et les “rutoirs” à chanvre, négligent les causes efficientes >>.- Abel Poitrineau
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Sources =
- “la vie rurale en Basse-Auvergne au XVIII° Siècle : 1726-1789 “ par Abel Poitrineau – tome 1 – P.U.F – 1965